Kiuna, ou la fille qui parlait à ses poupées

Histoire
La vie de noble n’est pas toujours des plus aisées. Dès leur plus jeune âge, chaque enfant était destiné à apprendre une quantité de choses bien précises. Les hommes étaient destinés à devenir de grands maîtres de maison ou guerriers ; quant aux femmes, on les entraînait à devenir des épouses parfaites. Entre les cours de danse, littérature, calligraphie, musique, cérémonie du thé et tout autre art essentiel aux femmes nobles, Kiuna n’avait jamais vraiment eu de temps pour elle. Tous les jours, elle suivait un planning précis et luttait pour être irréprochable. Chaque jour, elle se levait dès l’aube et se rendait au temple, et effectuait un certain nombre de tâches rituels, avant de rentrer et de commencer ses cours. Chaque jour, elle se couchait vers 21h sans poser de questions et recommençait le jour suivant. Et parfois, parfois seulement, avait-elle l’occasion de croiser ces enfants d’agriculteurs, aidant leurs parents à labourer un champ ou courant avec leurs amis le sourire aux lèvres. Et secrètement, Kiuna les enviait. Elle voulait être comme ces enfants, libres de faire ce qu’ils voulaient, malgré la contrainte de la pauvreté. Elle voulait courir dans les champs avec des amis. Avoir quelqu’un avec qui rire, à qui raconter ses malheurs, ses tourments… Mais ce n’était pas ce que la vie lui réservait. Il n’y avait nul besoin de sentiments pour une bonne épouse. Au contraire, ils pourraient la freiner, la rendre plus fragile et apte à faire des erreurs.

Mais peu importe combien elle essayait, Kiuna en était incapable. Elle ne pouvait tout bonnement pas se débarrasser de ses émotions, et de ses rêves d’amitié.
Lorsqu’elle attint les 5 ans, elle eut un visiteur inattendu. Bien sûr, elle savait ce qu’étaient les esprits ; on lui en avait vaguement parlé, car une femme ignorante pouvait se révéler inutile… Ainsi, elle connaissait les grandes lignes de leur existence. Ainsi, lorsqu’elle rencontra l’esprit, elle ne fut nullement terrifiée ; juste surprise par sa présence. Lorsque l’esprit lui proposa un pacte, elle ne put refuser ; c’était un grand honneur d’être béni, mais plus que cela, le pacte avait fait battre son cœur d’excitation. Jamais encore n’avait-elle ressenti une telle joie. Car en échange de sa contribution à la survie de l’esprit, ce-dernier lui proposait de lui offrir des amis. Kiuna, qui ne connaissait cependant pas le concept de mauvais esprit, accepta avec un enthousiasme non dissimulé. A partir de ce jour, elle passa tout son temps libre à parler à ses poupées qui, à sa plus grande joie, lui répondaient et étaient comme habitées d’une âme.

Ce ne fut qu’à partir de ses sept ans que le contre-coup du pacte commença à se faire sentir. Alors qu’elle se dirigeait vers le pavillon est de la demeure, elle se sentit soudainement extrêmement faible et s’écroula au sol, incapable de bouger ses membres. Elle fut clouée au lit les trois jours suivants, avec la plus grande fièvre qu’elle n’ait jamais expérimenté. Les effets s’aggravèrent avec le temps, et les années suivantes, pas une semaine ne passait sans qu’elle n’ait un malaise ou crache du sang. Ils consultèrent de nombreux médecins, mais ces-derniers furent incapables de comprendre ce qu’il arrivait à la jeune princesse. L’empereur et sa femme devinrent bien plus bienveillants à son égard, lui permirent de rater un certain nombre de cours pour éviter de la surmener, lui permirent de sortir marcher dehors pendant une heure chaque jour pour profiter de l’air pur, à condition qu’elle soit accompagnée de quelqu’un, au cas où elle se sente mal. Ils étaient devenus bien plus attentionnés à son égard, également. Lui demandaient fréquemment comment elle allait. S’inquiétaient pour elle. Passaient des nuits blanches à son chevet ; ce fut la période où Kiuna comprit à quel point elle était chérie, malgré ses à priori d’enfant naïf. Mais ils avaient beau lui demander si elle avait une idée de ce qui avait pu la rendre malade, elle ne pouvait répondre. Car l’esprit lui avait fait oublier le jour du pacte. Elle savait que ses poupées lui parlaient, mais n’avait aucune idée que c’était l’œuvre d’un pacte. N'avait aucune idée que cela avait un rapport avec un esprit. Esprit qui puisait son énergie vitale pour se ravitailler et augmenter sa puissance.

Ce fut lorsqu’elle avait 15 ans que tout bascula réellement. Malgré sa « maladie », son état restait assez stable et on ne voyait apparaître que très peu de nouveaux symptômes. L’empereur avait cherché de son mieux un médecin, en vain. Cette fois-ci, il fit venir du Sud un vieil homme qui était plutôt réputé dans son village. S’il n’était probablement pas le meilleur du pays, l’empereur était désespéré et était prêt à employer quiconque aurait la moindre compétence en la matière. Il fallait essayer. Peut-être que le Sud avait une médecine particulière… Que le médecin avait déjà vu un cas similaire… Et effectivement, ce médecin fut spécial. Car, contrairement aux autres, il put déposer un diagnostic.

Kiuna ne vivrait pas au-dessus de 25 ans. Et encore, seulement si ses symptômes ne s’aggravaient pas d’ici là.

La famille en fut chamboulée. Il n’y avait donc aucun moyen de sauver la jeune fille. A partir de ce jour-là, peu importe combien de médecins on embauchait, personne ne put nier le diagnostic dévastateur. Elle était condamnée.

Puisque de toute façons, elle ne vivrait pas assez longtemps pour être une bonne épouse, on la dispensa de tout cours, et on décida de la laisser faire ce qu’elle voulait, de la laisser apprécier du peu de temps qu’il lui restait à vivre. On la laissait sortir plus souvent, de façon plus libre. Elle était toujours surveillée, mais de loin, et pouvait sortir en ayant l’illusion d’être un petit peu plus libre. Elle commença, vers ses 17 ans, à s’habiller de manière plus pauvre lorsqu’elle sortait dans le village. Elle ne se maquillait pas, s’attachait les cheveux de façon négligée et portait un kimono bon marché. Elle s’inventa également un faux nom, Hiroki Miki, en jonglant avec les différentes prononciations des kanjis de son prénom. Elle voulait pouvoir ainsi devenir amie avec des vraies personnes, et non pas des poupées, sans que ceux-ci aient à s’inquiéter de son statut.

Trois ans plus tard, alors qu’elle tient enfin plus d’une jeune adulte que d’une enfant et passe les 21 ans, son état s’est encore aggravé. Elle passait de plus en plus de temps en compagnie d’amis, mais n’était plus véritablement capable de cacher sa maladie, et récoltait des regards emprunts de pitié où qu’elle aille, incapable de réellement s’amuser avec quelqu’un sans que tout ne tourne aux questions emplies d’inquiétude, de « ça va ? ». Et lorsque, par malchance, certains découvraient son rang, ils s’éloignaient d’elle en se mettant à la traiter de façon respectueuse et en se crispant à chacune de ses apparitions, stressés. Mais malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher d’espérer que quelqu’un serait là, un jour, quelqu’un qui ne la jugerait pas. Quelqu’un qui la traiterait comme n’importe qui. Au final, elle n'avait pas changé. Depuis tout ce temps, elle voulait toujours exactement la même chose. Cela faisait plus de 15 ans, mais son but demeurait le même…

Je veux juste… Un ami…